
ALSACE


Fondation de Guebwiller (68)
S’il faut en croire la tradition, l’église de Saint-Léger aurait été construite avec les matériaux provenant du château démoli du Kastelberg. Le castel serait donc, en quelque sorte, descendu avec ses tours du haut de la montagne dans la vallée, pour y devenir l’acropole de la cité chrétienne. Ce n’est pas que la religion y ait manqué de sanctuaire avant la fondation de Saint-Léger vers le milieu du douzième siècle. Elle en possédait même deux. La chronique nous apprend, en effet, que les fidèles se réunissaient dans deux chapelles, dédiées l’une à saint Michel et l’autre à saint Nicolas. La première était située au haut du Schimmelrain, dont le sommet inculte en a gardé jusqu’à ce jour le nom de Kirchenwust. Non loin de là, près d’une source au fond d’un vallon solitaire, était la demeure du religieux qui desservait la chapelle. Un monceau de ruines tapissé de lierre et de pervenches et entouré d’un large fossé, le tout envahi par les sapins de la forêt, marque encore la place où s’élevait la cellule de l’ermite, le Bruderhaus. Autour du Schimmelrain, dans tous ces frais vallons que dominait la croix de Saint-Michel, se groupaient les habitations, les divers hameaux dont se composait le Guebwiller de ce temps-là : Altenroth, Hubenthal, Kreyenbach, Richardsthal, Bintzenthal et Liebenberg.
L’autre chapelle, celle de Saint-Nicolas, se trouvait au Heisenstein, en face de la première, sur la rive gauche de la Lauch. Là se rendaient, avec ceux de la vallée inférieure, les habitants de l’Appenthal et du Tieffenthal, dont les chemins convergent encore vers ce point. Ce sanctuaire était également desservi par un religieux, sans doute détaché de Murbach, et qui habitait au fond de l’Appenthal, au bord d’un petit vivier alimenté par les eaux de la fontaine du Horni. Le Pont du Frère, que l’on traverse du côté du Heisenstein, nous rappelle encore le souvenir de l’homme de Dieu.
Il serait difficile de déterminer l’époque précise où la première croix fut plantée dans notre vallée. Les montagnes avec leurs gorges profondes et leurs sombres forêts durent être le premier refuge du paganisme dans la contrée, et cette circonstance n’a pas pu contribuer, sans doute, à attirer dans les Vosges ces nombreuses colonies de religieux qui en ont fait la Thébaïde de l’Occident. Si saint Pirmin ne fut pas le premier apôtre de la vallée, il parait avoir été le premier, du moins, qui y donna à la mission chrétienne une organisation régulière. Il s’établit d’abord avec ses disciples à l’entrée du val de Murbach. La cellule des religieux s’élevait, entourée d’eau, sur un îlot de l’étang de Sainte-Catherine, alors dit le Vivier des Pèlerins. Un peu plus haut s’échelonnèrent dans la suite ; au pied du Sonnenrain, d’autres viviers qui se déversaient l’un dans l’autre, sans parler du grand étang dont la digue, encore visible, traversait le vallon dans toute sa largeur.
À mesure que le réclamaient les besoins du culte, de nouvelles cellules s’établissaient aux environs, toujours au bord de quelque source, et presque toujours entourées de leur fossé qui leur servait tout à la fois de défense et de vivier. Nous avons déjà vu deux de ces cellules près de Guebwiller. Une autre se trouvait à Bergholtz-zell, où la colonie de saint Pirmin avait essayé tout d’abord de se fixer. Il s’en établit encore deux sous le vocable de cella sancti Petri, l’une au vallon de Rimbach et l’autre au-dessus de Lautenbach, sur la rive droite. Les habitations ne tardant pas à se rapprocher et à se grouper autour de ces nouveaux centres d’attraction, la cellule (die zelle) devint souvent le noyau d’un nouveau village à côté de l’ancien, comme le prouve l’exemple des trois Zell de notre canton ; ou bien, quand le site ne s’y prêtait point, les habitations allaient se concentrer un peu plus loin, et la cellule redevenait un simple ermitage, un bruderhaus, comme à Guebwiller.
En ce temps-là notre vallée, encore marécageuse et souvent inondée et ravagée par les eaux, n’était guère habitable, et c’est ce qui nous explique la situation des premières habitations de Guebwiller, groupées dans les vallons ou disséminées sur les hauteurs. Mais si cette situation offrait des avantages, il y avait aussi un grave inconvénient à se voir ainsi continuellement exposé au danger d’une surprise. Par la régularisation du cours de la Lauch, on mit fin d’abord aux inondations, en même temps qu’une dérivation faite à la rivière permit d’en utiliser les eaux ; puis enfin l’on décida la construction d’une église commune, plus grande et plus belle, protégée par le château et assez forte elle-même pour servir au besoin de refuge à la population. Saint-Léger ne fut pas plus tôt achevé, que les habitants s’empressèrent d’aller s’établir à l’ombre de ses tours, et un siècle s’était à peine écoulé depuis la fondation de l’église, que l’on vit Guebwiller s’élever au rang d’une ville.
Abbé Ch. BRAUN (1866)
Entretien d'embauche
Un compagnon orfèvre, qui était d’assez petite taille, se présenta un jour devant une boutique de Strasbourg (68) pour demander de l’ouvrage. Or c’est assez l’habitude des patrons enrichis de s’en faire accroire, et de traiter d’une façon hautaine les nouveaux venus, compagnons et apprentis. Le maître de la boutique parut à la devanture, regardant de droite et de gauche d’un air narquois, et dit :
— Il y a donc un compagnon ici ? Je ne le vois point.
— C’est moi, dit l’ouvrier.
— Ah ! c’est toi, mon petit ? Entre donc ! Et que sais-tu faire ? Sais-tu seulement tracer, profiler ?
— Oui, fit le compagnon.
Le patron lui donna une ardoise, lui disant d’y tracer un luth ; et l’autre eut bientôt fait son tracé correct, d’après les règles professionnelles. Quand il eut fini :
— Mais ton luth n’a pas de cordes ! dit le maître.
Le compagnon traça exactement les cordes en leur place.
— Mais tes cordes n’ont pas de son !
L’autre, voyant la moquerie, prit l’ardoise et en donna un bon coup sur la tête du patron, si bien que la feuille tomba en éclats tout autour sur le plancher.
— Sonnent-elles bien, ces cordes ? dit-il, et il disparut.
Émile REIBER (1866)
Le gouffre du dragon
Dans une des tours du donjon de l’antique forteresse de Lichtenberg (67), se trouve une chambre voûtée qui a été témoin d’une histoire des plus tragiques. Un seigneur de Lichtenberg y laissa mourir son frère de soif. Longtemps ce malheureux se désaltéra avec l’eau qui suintait des murs humides de son cachot ; mais enfin, trahi par le chapelain du château, on lui enleva cette misérable ressource en faisant lambrisser la voûte.
Plus tard, le frère de la victime, rongé par les remords et dégoûté de la vie, invita le même chapelain, qui l’avait servi dans sa cruelle vengeance, à une partie de promenade sur les remparts du château ; soudain, il s’empara du traître et se jeta avec lui dans le précipice, où tous deux trouvèrent la mort en se brisant contre les rochers. Un dragon s’établit au fond du gouffre et il les a gardés jusqu’à présent. Interrogez les paysans de Lichtenberg, et des pays d’alentour, et ils vous diront que c’est la vérité.
Louis GILBERT (1905)
La malédiction du ménestrel
À quelques kilomètres de la gracieuse et coquette petite ville de Rosheim (67), s’élève une montagne abrupte et dénudée. Pour s’y rendre, on traverse des vallées verdoyantes, arrosées de gais ruisseaux, des forêts touffues où mille oiseaux font entendre leurs gazouillements ; dès qu’on atteint le pied de la montagne, toute trace de végétation disparaît pour faire place à l’aridité et à la désolation. On dirait qu’un souffle maudit a passé par là. Le paysan que ses travaux amènent dans ces parages se signe de la croix et aime mieux faire un long détour que de suivre le sentier désert qui serpente à travers les rochers. La crête de cette montagne est couronnée par un énorme bloc de granit, sur lequel reposent les ruines d’un château sans nom.
On s’arrête, malgré soi, stupéfait devant la hardiesse de cette masse qui ne paraît tenir que par un prodige d’équilibre, et on se demande si une telle construction n’est pas plutôt l’œuvre du démon que de l’homme.
Tout le long du chemin escarpé qui y mène, on rencontre à chaque pas des colosses de pierre qui, pareils à des sentinelles avancées, semblent défendre l’approche du château.
Quand on arrive devant la première enceinte, la tristesse et la solitude vous étreignent davantage encore. On sent que l’on est dans une cité de morts. Cinq siècles ont passé sur ces ruines, le bruit des armes et des clameurs guerrières a cessé de se faire entendre, tout ce qui était vie a disparu, le néant a repris ses droits, et cependant le temps n’a pu effacer la malédiction qui pèse sur ces lieux abandonnés…
En l’an 1400, ce château était un fier donjon entouré de solides murailles qui défiaient toute surprise. Un beffroi majestueux, dont on ne voit plus que le simulacre, dominait le pont-levis qui reliait le château à l’enceinte extérieure. Là siégeait un palatin hautain et tyrannique, au visage pâle, au cœur froid. Ce seigneur était la terreur de ses voisins, le fléau de ses vassaux. Toujours terrible était son regard ; toujours sombre était son front. Sa parole était un cri de bête fauve ; ses ordres, des ordres de sang.
Autant le comte était dur et emporté, autant sa compagne, la belle Elswinde, était douce et charitable. Elle n’avait qu’un souci : adoucir par ses bontés les rigueurs de son farouche époux ; un seul de ses regards calmait les révoltes, une seule de ses paroles apaisait les cœurs courroucés. Lui était la tempête ; elle, le rayon de soleil.
C’était un soir, par une sombre nuit d’hiver, le comte et la comtesse, entourés de leurs gens, écuyers, pages et varlets, terminaient leur repas dans la salle gothique.
Le comte, à moitié ivre, s’amusait à tirer les longues oreilles d’un magnifique lévrier accroupi à ses côtés ; ce jeu arrachait par moments un cri de douleur à la pauvre bête. Tout à coup, la cloche du beffroi tinta à trois reprises. Qui peut venir à pareille heure au château ? Et chacun de se regarder avec anxiété. Il faut dire que par ces temps de troubles, de révoltes et de guerres continuelles, on était sans cesse sur le qui-vive. Au même moment, le capitaine des archers vient annoncer que deux voyageurs, un vieux ménestrel avec son fils, égarés par une tourmente de neige, demandent l’hospitalité pour la nuit.
Le comte, sans pitié aucune, les avait déjà envoyés à tous les diables de l’enfer, quand, sur un regard d’Elswinde, il se ravisa et ordonna qu’on introduisît les voyageurs. Un instant après, ils se trouvaient tous deux debout devant la table éblouissante de lumières, chargée des mets les plus fins et des vins les plus exquis. Ils portaient leurs yeux de tous côtés ; ce passage subit d’une nuit d’orage à l’éclat d’une salle de festin, les avait comme étourdis. Revenant à eux, ils se courbèrent profondément devant leurs hôtes en déclinant, comme c’était l’usage, leurs noms et le but de leur voyage.
L’un était un beau vieillard encore droit, malgré ses cheveux blancs et les rides qui sillonnaient ses joues. La franchise et la noblesse rayonnaient sur son front.
L’autre, jeune enfant de quinze ans, se serrait craintif contre le vieillard comme pour y trouver aide et protection. De longues boucles blondes descendaient sur ses épaules. Son visage reflétait une naïve candeur de jeune fille.
— Allons, Sylvio, dit le vieillard en regardant l’enfant d’un air attendri, sois moins timide. On nous donne l’hospitalité ; reconnais ce bienfait en chantant ta plus belle chanson à nos illustres seigneurs.
En même temps, le ménestrel prend sa harpe, de laquelle il fait sortir des accords dont l’harmonie monte au ciel. Les voilà chantant tous deux : la voix de l’enfant est douce et suave ; le chant du vieillard est grave et solennel. Ils disent l’âge d’or ; ils exaltent les sentiments élevés : honneur, amour, vaillance, dignité.
Tout le monde écoutait ; les guerriers courbaient leurs fronts et cessaient leurs railleries ; la comtesse était triste et rêveuse ; seul, le comte semblait se soustraire à cette fascination et, tout en vidant son verre, jouait d’une main fébrile avec sa dague.
Soudain, charmée et transportée par les derniers accents de l’enfant, Elswinde se lève et, prenant à son corsage une rose épanouie, elle la jette aux chanteurs. L’enfant se précipite sur la fleur et la porte à ses lèvres.
Le comte, entièrement ivre, blêmit de rage, en voyant ce mouvement.
— Quoi, s’écrie-t-il, en frappant son poing sur la table, misérables mécréants, après avoir séduit et captivé mes serviteurs, vous séduiriez aussi ma femme. Pour un pareil outrage, il me faut du sang.
À ces mots, il s’élance et plonge sa dague dans les flancs du jeune homme…
Les chants ont cessé, le sang coule à grands flots. Tous les assistants frémissent, épouvantés, et personne n’ose bouger. Seul, le vieux ménestrel, penché sur le corps inerte de l’enfant, cherche par ses baisers à le ranimer, mais c’est en vain. Déjà les lèvres sont livides, les yeux éteints. Un dernier soupir sort de la poitrine de Sylvio ; le jeune chanteur n’est plus. Le vieillard, sans verser une seule larme, charge sa chère dépouille sur ses épaules et quitte, morne et silencieux, la salle ensanglantée.
Arrivé devant la haute porte, il s’arrête, se retourne et contre le marbre brisant sa harpe, il lance sur le manoir cette sombre imprécation :
— Malheur, malheur à toi, orgueilleuse retraite, repaire de brigands et d’assassins ! À jamais, loin de toi, les plaisirs, les chants, le bonheur ! Qu’ici les jours de fêtes fassent place aux longues heures d’angoisse et de chagrin. Que le manoir devienne ruine et poussière. Tours superbes, jardins magnifiques, soyez détruits, à jamais ignorés. Malheur au meurtrier, à la main criminelle ! Malheur à ce fléau de Dieu ! Qu’il soit maudit ! Que dans la nuit éternelle, il s’éteigne sans nom et sans héritiers !
Il dit, et le ciel, toujours juste, entendit sa prière. Le manoir est détruit ; les murs sont renversés, une seule tour survit, penchée et prête à crouler dans la nuit. Partout ronces, partout tristesse, partout chaos ; nul chant, nulle légende ne l’a chanté, ce paladin dégradé ! Son nom est oublié, il est mort maudit, et le château est resté le château sans nom.
Prosper BAUR (1881)
La momie de l'église Saint-Thomas
Parmi les curiosités de Strasbourg (68), il est juste de mentionner l’église Saint-Thomas. Les étrangers y vont admirer le fameux mausolée du maréchal Maurice de Saxe, mais le sacristain ne manque jamais de les inviter à descendre dans les caveaux. Là, il leur fait voir un cercueil à vitrage dans lequel repose le corps embaumé d’une jeune fille. Elle est revêtue de la robe blanche de mariée, couverte de bijoux et la tête entourée de fleurs d’oranger. Quoique très bien conservé, cela est hideux. Le corps est d’une maigreur effrayante, les yeux enfoncés dans leurs orbites, la bouche grimaçant un sourire affreux, le nez paraissant d’autant plus long que les joues sont plus creuses. Le spectacle n’est pas réjouissant et les curieux se hâtent de sortir du caveau, laissant le sacristain recommencer, pour la millième fois, l’histoire d’une jeune et charmante comtesse de Nassau, morte au moment de s’unir à un noble chevalier alsacien.
Une vieille légende veut que la momie de l’église Saint-Thomas revienne parmi les vivants, en hiver, à l’époque des bals. Tous les ans, on la retrouve parmi les danseuses, et d’ordinaire, c'était au bal donné au profit des pauvres qu’on la voyait apparaître. Oui, la jeune comtesse, la fiancée morte il y a trois siècles, on l’apercevait au bras d’un cavalier, valsant avec un entrain endiablé. C’était bien elle : même robe blanche, mêmes fleurs, mêmes colliers. C’était sa maigreur de squelette, sa bouche grimaçante, ses yeux caves, son nez proéminent… Échappée de son cercueil de verre, elle tournait, elle tourbillonnait et lançait au passage son sourire horrible !
Maurice ENGELHARD (1890)